Le Cinq – magistral

Un an après. Déjeuner au Cinq. Il y avait d’abord ces amuse-bouches, jolis comme autant de cœurs.

Je n’ai jamais aimé les sphérifications – la sensation de la gelée, brrrrr. Je me suis un peu forcée pour avaler la sphère au gingembre. Mais la petite bille de campari aux truffes et le parallélépipède au foie gras et passion, parfumé au café, étaient bien coquins.

 

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Transparence de gingembre.

 

Les pains ici sont absolument géniaux. Une fougasse aux olives : une croûte qui croustille un tout petit peu, puis une mie moelleuse, jonchée de gros bouts d’olives, avec une belle élasticité et un parfum de pain qui sort du four le matin…

 

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Les pains du Cinq.

 

… et le top du top, un pain roulé feuilleté aux graines de lin. Le chef Christian Le Squer est breton. Est-ce pour cela qu’il manie si bien le beurre? Du beurre, doré, sur toutes les surfaces de ce petit feuilletage; du beurre, presque juteux, dans chaque couche qu’on déroule avec délectation comme le pain aux raisins d’autrefois; du beurre, qui a imprégné les graines de lin pour les rendre parfumées, ravissantes, croquantes sous la dent, dorées à point, elles aussi.

J’ADORE ce pain. Le Cinq est le seul restaurant de Paris où je ne peux pas ne pas finir le pain. Ou plutôt, où je finis le pain avant même qu’on apporte l’entrée.

 

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Kouglof aux chorizo, olives, lard de Colonnata, comté.

 

Tout ça ! Dans des petites bouchées qu’on croque et qui se mangent sans faim, sans même qu’on s’en rende compte.

Diantre ! Que les pains et toute chose apparentée sont bons !

Mais comme on ne vient pas dans un restaurant pour ne manger que les pains, passons aux choses sérieuses…

Et le serveur:

– Madame, désirez-vous encore du kouglof ou puis-je vous l’enlever ?

– Oui … euh non … euh oui … non … si si …

– Je vous le laisse, madame, dit-il avec un sourire bienveillant.

– Merci… lui dis-je timidement, bien que je sois parfaitement consciente que je n’y reviendrai probablement pas. Car une fois l’entrée arrivée, nous serons partis dans un autre univers, un point de non-retour, et je le sais. Mais la séparation est trop douloureuse.

Alors non, ne l’enlevez pas, je vous prie.

 

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Vapeur de moules au curry

 

Je ne sais pas pourquoi, ces moules me font penser à un petit bout de bonne femme toute ronde et pleine d’énergie, qui mène son monde par le bout du nez. Autoritaire et sympathique ? Avec un charme finalement très féminin. Ces moules sont ainsi, droites, fines mais puissantes, gaies et sympathiques, adoucies par une crème aux épices chaudes. Joli début.

 

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Concentré iodé, extrait de litchi, Saint-Jacques à cru, tarama givré d’oursins.

 

Saint-Jacques aux oursins ou oursins sur des Saint-Jacques ou encore des parfums de litchi avec des Saint-Jacques et de l’oursin !

Difficile de dire qui occupe le devant de la scène dans ce plat savamment équilibré. Iode, rondeur, douceur et du fruité en petites touches.

La Saint-Jacques est évidemment d’une qualité merveilleuse. Non seulement au Cinq tous les produits sont magnifiques, mais le chef est Breton (déjà dit). Alors on peut dire qu’il s’y connait en produits de la mer. Cet équilibre de fraicheur (d’état), de fraicheur (de goût), de « gras » (comme une huitre est grasse, pas comme une frite est grasse) – c’est exquis.

Les gonades d’oursin – juste sorties de la coquille – sont posées, telles des petits coups de poings sur la table pour dire : vous êtes à la mer, nous sommes à la mer, je SUIS la mer.

Il y a aussi quelques petites cuillerées un peu sèches, un peu granuleuses, comme une confiture de fraises qui a réduit et est devenue encore plus goûteuse. Cela doit être le « tarama givré d’oursin ». J’en lèche ma cuillère en la grattant discrètement avec mes dents tellement c’est savoureux et inattendu.

 

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Bar de ligne, caviar, lait ribot de mon enfance.

 

Ah ! Le fameux lait ribot dont les Bretons aiment parler mais qu’ils ne nous font jamais goûter ! Ce lait ribot qui, dans mon esprit, commence à revêtir un caractère mythique, une sorte de tête de Gorgone ou Atlas tenant le ciel sur ses épaules. Car le lait ribot, c’est quoi au juste? Du lait un peu vieux, un peu aigre, le babeurre qu’on retrouve aussi au Moyen-Orient, en Inde, et je ne sais où encore?

Alors ce lait breton est-il si différent des autres laits un peu fermentés du monde ? Taratata. Encore fallait-il penser à le marier à un bar parfaitement cuit. L’acidité du lait ribot et un bon sel qui l’accentue, s’accordent avec merveille à la chair fine de ce poisson blanc… Au fait? Mais ce sel?

Depuis l’enfance, je raffole du caviar. À l’époque, le caviar se mangeait avec parcimonie, non seulement à cause de son prix élevé mais aussi pour sa grande concentration de goût. Le caviar idéal pour moi est le Beluga avec ses gros grains très pleins. Par conséquent, j’ai d’énormes préjugés contre le caviar français ou italien ou chinois – n’importe quel caviar qui ne vient pas de la mer Caspienne, servi en quenelles trop grosses. Un mets d’apparat dont le goût fade ne présente aucun intérêt et qui n’est là que pour briller en société.

 

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Caviar.

 

Mais dans ce plat, il est irrésistible. Tout simplement. S’il n’a pas l’intensité de goût d’un Beluga, il remplit tout à fait son rôle de sel aux saveurs complexes, tout en se dégustant aussi pour lui-même, trempé comme il est dans la sauce au lait ribot.  Sel et acidité. Un sel riche et gras avec une acidité riche et grasse…

Prenez du caviar dans votre cuillère, ajoutez un peu de sauce, et dégustez goulûment, comme la confiture de votre grand-mère version grand luxe…Roulez les grains sur la langue, écrasez-les contre le palais, avalez le mélange ainsi obtenu. Vous verrez à quel point le noir et le blanc vous feront fondre de plaisir.

 

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Homard bleu au naturel, sucs de carapace au vin jaune

 

Puis vint le homard. À l’arrière, un cylindre formé par des spaghettis (ça me fait penser à un camp fortifié romain dans Astérix), qui, une fois détruit avec mon couteau, révèle un véritable trésor. Homard, crème truffée, champignons.

Ce qui est bon, vraiment bon, ce n’est pas uniquement le homard, la sauce et les spaghettis en cylindre (qui sont al dente mais ont aussi ce croquant des pâtes qu’on a fait revenir dans du beurre – je parle des restes du diner à la maison). C’est la somme des parties.

Vous savez, ce goût qu’a le corail du crustacé ? Ni précisément salé, ni vraiment sucré, beaucoup d’umami évidemment mais pas que ? Un goût persistant, dont on suce le liquide un peu épais, un peu crémeux, avec une très très longue finale en bouche ? Ce plat est une sorte d’ode au corail, avec une texture généreuse et riche de homard cuit à la perfection.

C’est absolument succulent.

 

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Caille élevée façon ortolan, extrait de Riesling et marmelade d’orange.

 

Ah! Je regrette vraiment d’avoir mangé autant de pain(s) mais comment deviner que la suite serait aussi opulente ? Cette viande est superbe. Tendre, moelleuse mais puissante, avec une peau bien dorée accentuée par du sel et du poivre en mignonette. On l’arrache de son os avec les dents, délicatement et discrètement, en faisant attention à ses voisins. C’est splendide, à la fois sauvage et délicat, comme un gibier très très civilisé.

 

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Filet de chevreuil poivré, réduction de vin de Chinon acidulée.

 

Pour finir, un beau filet de chevreuil. Le chou est grillé et joue dans le registre de l’amertume, donnnat ainsi un bon peps au plat. Le chevreuil est fabuleux de tendreté avec une cuisson rosée tellement juste qu’on en pleure. Enfin, la sauce (ou la réduction) de Chinon est fruitée, acidulée et très fraiche, comme un coulis très lisse et limpide, sans la vulgarité « sorbet cassis » du coulis de fruits rouges.

Que c’est délicieux !

 

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Anguille de la Somme à peine fumée, pain brûlé, réduction de jus de raisin.

 

Mais le chef a cru bon de m’achever avec un dernier plat.

Maestro ! 

J’ai cru que c’était un dessert. De baies, de cassis, de mures, quelque chose comme ça.

Mais non, c’est de l’anguille.

Que c’est bon ! Que c’est bon ! Que c’est bon ! Fumée, l’anguille, mais en toute subtilité. Grasse, aussi, pour lui donner beaucoup de goût. Posée sur une sorte de toast moelleux, imprégné ou mariné ou macéré, que sais-je. Léger comme de l’air mais également solide comme un gâteau.

Imaginez la texture de l’anguille fumée. Vous vous souvenez comment vos dents s’enfoncent dans la chair, brisant les fibres, libérant la graisse, pendant que la sapidité de celle-ci envahit votre palais ? Ajoutez à cela la texture d’un très bon toast anglais sur lequel on aurait tartiné plein plein plein de bon beurre immédiatement à la sortie du toaster. Que le toast aurait avidement absorbé. On est toujours étonné de la quantité de beurre qu’un pain grillé peut « boire ».

La reconnaissez-vous, cette texture presque « mouillée », humide, juteuse aussi, qui est de plus en plus résistante et sèche au fur et à mesure que vos dents s’enfoncent dans le toast tiède et gras ?

On retrouve ici cette superbe déclinaison de textures avec des saveurs salées, fumées et finement fruitées, aux finales éternelles…

MER-VEIL-LEUX.

Quel culot. Quel cran. Quelle maîtrise. Servir un poisson après la volaille et le gibier, une réduction de vin après une autre réduction de vin. Quel coup de maître.

Je suis, pardonnez-moi, sur le cul.

Après cette anguille, j’étais prête à exploser. 7 plats tous aussi bons les uns que les autres, et crescendo, avec ça. Sans compter les pains et les amuse-bouches. Alors pour les desserts qui m’enthousiasment généralement moins, j’allais esquiver et rentrer délicatement chez moi pour digérer en mode boa, quand arrive le dessert de lait.

 

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Givré laitier au goût de levure.

 

C’est frais et reposant, et malgré que ce soit sans nul doute une prouesse technique, sage et gentil en goût. Peu sucré, ce qui m’allait très bien dans l’état de satiété intense dans lequel j’étais.

 

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Mignardises.

 

Je les néglige au profit du deuxième dessert…

 

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Croquant de pamplemousse, confit et cru.

 

Beaucoup de fraicheur, de l’acidité, de la douceur, et le croquant du fruit.

 

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Rafraîchi de chocolat noir, carambar aux éclats de cacahuète grillée.

 

Paf! Qu’il me fait, ce dessert. Je me réveille d’un coup. Le temps de la digestion repue n’est pas encore venue. Du chocolat – noir. Du caramel – coquin. Des choses qui craquent – cacahuète? Bien cacaotées. Et une crème, toute blanche, toute douce…

 

Ainsi s’achevait un déjeuner de maestro, un repas qui sied amplement au décor du Cinq, revu en 2015, mais qui a su rester noble, distingué et classieux sans un soupçon de bling.

Il y a de ça un peu plus d’un an, je n’avais pas aimé le premier repas que j’avais fait au Cinq depuis que Christian Le Squer avait pris les rênes. Mais ce deuxième repas fut magistral. D’une très haute technicité, celle à laquelle on s’attend de la part d’un chef qui a conservé pendant 12 ans ses trois étoiles Michelin chez Ledoyen. Des produits fabuleux, qui n’étonnent personne puisque nous sommes au Cinq, avec les prix en conséquence. Mais aujourd’hui, j’ai eu l’impression de toucher à une « émotion », une transmission, une expression, qui transcende la cuisine de palace, qui la sublime, et qui vous laisse sans voix, hors du temps, hors du petit univers de la gastronomie.

Magistral, vous dis-je.

 

Le Cinq.
Le Cinq.

Le Cinq
Four Seasons Hôtel George V
31 Avenue George V
75008 Paris
Tél: 01 49 52 71 54
Menu déjeuner 4 plats: 145€, 6 plats: 210€
Menu diner 9 plats: 310€