Carré Pain de mie

Après l’Éloge de la fadeur, voici la splendeur du mou.

Quand on dit « mou » en français, c’est plutôt péjoratif. Un homme mou, une attitude molle, un pain mou, des muscles mous… ainsi que d’autres parties du corp, molles.

En cuisine, on préfère le moelleux ou la tendreté. Mou, c’est mal. Tendre, c’est bien.

Mais il y a là une grande différence culturelle…

Au Japon tout est mou.

Car au Japon, ce qui est dur est mauvais. Une viande dure, un fruit dur, un gâteau dur. Tout ce qui est dur demande un effort, et malgré notre réputation de travailleurs acharnés, le dur labeur ne doit pas s’étendre jusqu’aux mâchoires. Quant aux parties du corps, on n’en parle pas, qu’elles soient dures ou molles (voile pudique). Là où en français on dirait « croustillant », « mâche » ou encore « croquant », ces concepts basés sur une bienfaisante résistance à la mastication sont encore un peu exotiques en japonais. Nous exprimons souvent les textures en onomatopées, comme kali-kali pour le croquant, sakou-sakou pour le croustillant, gali-gali pour ce qui est dur et se grignote comme un morceau de sucre, et enfin, ce qui nous intéresse ici, fouka-fouka pour ce qui est moelleux et gonflé, comme le pain.

Il y a quelques mois, j’étais à Hong-Kong où j’avais vu, dans le métro, une affiche publicitaire d’un pain bien moelleux et tout blanc, avec le slogan « Pursuing perfection in softness » (recherchant la perfection dans la mollesse) en anglais et les caractères 和軟 qui pourraient être traduits grossièrement par « mollesse japonaise ».

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Quelle drôle d’idée! Qui voudrait du pain japonais tout mou? Mon mari, très français, aime tout au Japon sauf le pain qu’il trouve trop mou et trop fade.

« Ce n’est pas du pain, mais une mauvaise brioche » dit-il, peiné le matin avec son café esseulé.

Moi j’aime bien le pain japonais du supermarché au Japon. Il a un goût légèrement plastique, totalement artificiel. Il est mou, gonflé d’air, avec une mie très régulière et une croûte qui ne sert à rien. D’ailleurs c’est pour ça qu’on l’enlève pour les invités ou quand on veut soigner son sandwich. Je ne veux pas imaginer de quoi il est fait. Il y a une quarantaine d’années, une rumeur a couru disant qu’on y mettait des cheveux de femmes chinoises car ils sont naturels. Vous voyez bien qu’on n’a pas attendu Internet pour lancer des fake news.

L’invasion du fouka-fouka

La dernière fois que j’étais au Japon, j’avais même constaté que cette mollesse industrielle ne se marie pas du tout avec le bon beurre de la ferme bretonne que la douane japonaise avait oublié de me confisquer. Il lui faut la margarine du supermarché, tout aussi artificiel et industriel.

Ce pain si étonnant n’est appréciable qu’une fois l’an, quand on est encore dans la nostalgie du retour au pays, sinon il devient vite mauvais. Ne me dites pas que le pain industriel français, Harry’s ou American Sandwich ou Pasquier, est pareil. Non. Les pains français sont passa-passa, c’est-à-dire secs, friables et faussement mous. Les produits industriels japonais sont bien plus perfectionnés, et parfaitement mous.

N’allez pas croire qu’il n’y a que du pain industriel au Japon. Il y a des tas de boulangeries très sérieuses qui proposent du pain fait maison. Qui est toujours fouka-fouka, même quand il essaie d’être « français ».

Il ne me serait jamais venu à l’esprit de chercher un pain mou ailleurs qu’au Japon. Respect du terroir et de la saisonnalité du produit évidemment mais surtout, pourquoi faire? Je découvris alors que non seulement la mollesse du pain japonais est une valeur recherchée en Asie, mais qu’une technique japonaise pour obtenir un pain fouka-fouka et portant un nom chinois, circule sur l’Internet francophone !

Un sandwich au porc pané

Quand vous entrez dans la boutique, il y a d’abord une caisse où ils vendent deux types de pains. Le Carré, qui peut être mangé frais, sans être toasté. Le Toasté, à la forme « classique » (avec des bosses sur le dessus), qui n’est pas déjà grillé comme son nom donne à croire, mais doit absolument être toasté avant la dégustation. Et des sandwichs, à consommer sur place ou à emporter.

Après la caisse, une cuisine ouverte où officient plusieurs cuisiniers, tous japonais. Puis, au fond de la boutique, un espace clair, avec des tables et chaises hautes où on est prodigieusement mal assis quand on fait moins de 1,60m comme moi, suivies de quelques tables et chaises normales, et tout au fond, la table que tout le monde convoite, avec des fauteuils ultra confortables. Du moins, c’est ce que j’en ai déduit par les gens qui y étaient incrustés visiblement à vie.

J’étais entrée pour un thé et je suis restée pour un sandwich au tonkatsu. Le tonkatsu est du porc pané, vous avez sans doute reconnu « ton » pour porc et « katsu », abbréviation de côtelette (katsuretsu). Le sandwich au tonkatsu se dit « katsu-sando » (pour tonkatsu + sandoïtchi) mais ici ils ont voulu faire simple pour les Français qui ne parlent peut-être pas le japonais.

20€! Avec des frites maison ou une salade. 20€!

Je n’avais pas très très faim mais à ce prix je veux des frites.

Le sandwich de tonkatsu arrive et je suis agréablement surprise. Coupé en 8 petits « cubes » trop gros pour faire une bouchée, cela me fait donc 16 bouchées. Pas mal du tout niveau quantité car dès que c’est japonais on s’attend à des doses homéopathiques, microscopiques, diététiques. Light, quoi.

Je prends un « cube » et mords dedans (il y a des couverts mais c’est comme un burger, ça se mange avec les doigts). Délicieux! La viande est tendre, vraiment tendre. Le pain est tout mou. La sauce tonkatsu est diablement bonne, arrangée maison sans aucun doute. Tout cela est très bon, juteux, moelleux, avec le petit croustillant qui va bien de la panure pas tout à fait détrempée par la sauce et l’humidité du sandwich. Un peu de chou en fine julienne pour rafraichir… On se croirait au Japon, en mieux.

Les frites maintenant. Mon mari – qui est très Français – râle quand je n’épluche pas les patates. Il dit que c’est amé-ri-cain, et qu’en France, on épluche les patates avant de les frire. Moi, Japonaise pure souche, je m’en fiche et d’ailleurs ne dit-on pas que tous les nutriments sont dans la peau? Chez Carré Pain de mie, ce sont des Japonais qui n’ont pas appris à faire convenablement les frites. Les patates ne sont pas épluchées – et sont délicieuses ainsi ! L’huile de friture est fraiche, les frites sont absolument chaudes. Tout le contraire des frites belges croustillantes et un peu farineuses, ici, elles sont molles et plutôt juteuses.

Manger la croûte. Ou pas.

Enfin, pour les Français qui ne comprendraient pas qu’on leur taxe 20€ pour un sandwich sans croûte, il y a aussi un petit récipient contenant les croûtes, soigneusement découpées. Au Japon, on retire la croûte après avoir formé le sandwich – pas avant – et on la jette.

Je les ai examinées d’un œil suspicieux mais non, elles sont telles quelles. Ni sauce caramel, ni chocolat fondu, ni œuf mollet. Je présume que vous pouvez les manger, ou pas. À ce prix, je mange tout. C’était très bon. Décidément, ce pain légèrement sucré se mange sans peine.

Je demande au chef d’où vient son porc. Il me répond « de France ». « Oui mais…? » « D’une ferme… je ne peux pas vous dire le nom » me dit-il, embarrassé. « C’est quelle partie du porc? » « Du rôsu, madame »

Il est très Japonais, le chef, et ne doit pas trop parler le français.

Le rôsu (vient du mot anglais « roast ») correspond à peu près au faux-filet français. Mais quand je fais du tonkatsu chez moi, je n’obtiens jamais cette tendreté, qui permet à ce sandwich d’être mangé sans aucun effort disgracieux de mastication.

« Nous l’entaillons et l’attendrissons afin de casser les fibres » m’explique-t-il.

Voilà pourquoi le sandwich est mou de partout !

Finalement, c’est du boulot tout ça. Autant de boulot qu’un plat dans un restaurant. Je commence à trouver – pas que ce soit bon marché, certes – mais que ce n’est pas trop trop trop cher, après tout. Même si je continue à m’interroger sur la maniaquerie de vouloir faire un pain japonais tout mou, un tonkatsu tout mou et des frites toutes molles au pays du jambon-beurre croustillant… avec une sauce tonkatsu maison dont personne ne connaitra la valeur (transposez à de la moutarde faite maison ou à du ketchup).

Ni trancheuse, ni tranches.

En sortant, j’ai pris un pain carré. Il y avait deux clientes à la caisse devant moi qui ont demandé « un pain tranché ». On leur répondait que « nous ne faisons pas de pain tranché car nous n’avons pas de trancheuse et le pain tranché sèche très vite ». Elles ont fini par demander un pain coupé en deux (à la main) pour repartir chacune avec une moitié.

riche et dense, 1kg

Arrivée chez moi, j’ai pesé mon pain (entier). Il faisait exactement 1kg. J’ai coupé une tranche d’un centimètre environ et l’ai mangée comme ça. Ce pain est très moelleux, résolument fouka-fouka, mais beaucoup plus dense et riche que celui que l’on trouve d’habitude au Japon. Pour vous dire, j’ai mangé cette tranche unique sans rien dessus à 17h et à 20h je n’avais toujours pas faim. J’ai failli tomber dans les pommes quand j’ai appris qu’un pain pouvait faire 8€ pièce mais finalement, ce pain-là nourrit extrêmement bien son homme (et, plus important, sa femme). Pour l’instant je les trouve un peu psychorigides sur les portions: ce serait bien si on pouvait n’en prendre qu’une moitié. Même si je vois d’ici la tête de mon mari si je lui ramène un demi-pain à 5€…

« Carré Pain de mie MOTCHI MOTCHI SHITTORI »
Motchi-motchi désigne la texture du mochi, la pâte de riz gluant que nous mangeons pour le Nouvel an. Shittori est une texture douce, souple, lisse et sans être moite, pas sèche. Comme une peau de bébé.

Pain carré au blé japonais de Hokkaïdo 8€
Pain à toaster au blé français de la Beauce 7€ (« Faut-il vraiment le toaster? » ai-je demandé au chef. « Oui, s’il vous plait, c’est indispensable. » Probablement que le pain n’est pas assez mou, sinon.)
Sur place: Sandwich au tonkatsu avec frites ou salade 20€ + Thé 5€

Carré Pain de mie
5 rue Rambuteau
75004 Paris
Tél: 01 44 54 92 73

* Toutes les transcriptions en romain des mots japonais dans cet article sont basées sur la prononciation française (ex. fouka-fouka) et ne correspondent pas à la transcription officielle japonaise (fuka-fuka).