Nouvel An japonais Ozoni

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Chaque année, je me demande. Comment faisait donc ma grand-mère pour se lever, faire sa toilette, s’habiller en kimono, se coiffer comme il faut, nous réveiller à 7 heures, finir les préparations pour le Nouvel An dans le salon de réception pour que tout soit prêt à 8 heures pétantes ? À quelle heure se levait-elle donc ? Probablement à l’aube, comme mon grand-père. Pendant qu’il faisait ses ablutions, probablement qu’elle était déjà en cuisine. Petite égoïste que j’étais, que je suis, la pensée ne m’avait jamais effleurée jusqu’à la première fois, quand j’ai voulu reproduire ce moment chez moi. Mes grands-parents étaient déjà partis. Je ne pouvais ni les remercier, ni leur poser les questions que j’aurais voulu leur poser.

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Tout était parfaitement présenté, parfaitement dressé. C’est normal, me direz-vous, chez une professeur de thé. Alors que moi, cette année encore, si j’ai fait un quart des mets moi-même, j’en ai acheté la moitié chez le traiteur. J’ai oublié ou abandonné l’autre quart.

Aujourd’hui je regrette de ne pas avoir mieux écouté ses “conseils” (sermons): la seule chose dont je me souviens, c’est : “Chihiro-san, il faut ranger la cuisine au fur et à mesure, sinon c’est beaucoup plus de travail”, parce que dès que je faisais un peu de cuisine, je laissais tout partout. Et elle rangeait, lavait, essuyait, finissait tout derrière moi. Je faisais semblant de ne pas m’en apercevoir car si c’est rigolo de cuisiner parfois, nettoyer … bof. J’allais jouer dans le jardin.

À ma décharge, pour le Nouvel An, elle s’y prenait bien avant le 31 décembre alors que moi, je commence à peine à y réfléchir le 30. J’ai le souvenir de l’avoir accompagnée au marché (à l’époque il y avait un marché là où ils habitaient, entre Kyoto et Nara) où il y avait foule : c’est comme à Noël en France, tous les commerçants sortent les produits « oshogatsu » (= Nouvel An). Mochi en pagaille, kombu, kuro-mamé, saumons salés entiers, daurades géantes…

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On dépose tous les ingrédients dans le bol puis on y verse la soupe miso.

L’osechi est indispensable pour égayer la table. Mais ce qui est bon, ce qui est indispensable, la seule chose que je ferai toujours, c’est l’ozoni. Surtout que chez nous, on en fait vraiment tout un plat.

Chaque région, chaque famille a son ozoni. Chez nous, dans la famille Masui, nous sommes particulièrement gourmands. D’abord parce que nous en faisons deux : ozoni de mon grand-père pour le 1er de l’an. Ozoni de ma grand-mère pour le 2 janvier. Et un peu des deux pour le 3.

L’ozoni “Masui”. Un ozoni d’Osaka, où est né mon grand-père (en fait, il est né dans un village qui aujourd’hui est dans la banlieue d’Osaka), au miso blanc. À ma connaissance, ce n’est que dans la région du Kansaï qu’on fait l’ozoni à la soupe miso, probablement parce que le mochi ne va pas avec les autres miso, bruns, rouge, orge etc. Le miso blanc Saïkyo est très doux, très sucré, et se marie bien avec le fondant très glucidique du mochi. C’est aussi pour cela que, contrairement à beaucoup d’ozoni, le mochi n’est pas grillé avant d’être mis dans la soupe miso mais « ramolli » à l’eau frémissante avant d’être mis dans la soupe miso pour finir de se détendre et devenir fondant.

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Ne pas oublier de couvrir et servir aussitôt. Un bol de soupe n’est jamais complet sans son couvercle.

Autrefois au Japon, le bœuf était une denrée rare, de luxe, très onéreuse. Mon arrière-grand-père avait de la fortune grâce à des terres où travaillaient bon nombre d’agriculteurs. Une fortune que son fils, le frère ainé de mon grand-père, a hérité. Celui-ci était l’héritier type, qui n’a rien foutu de sa vie hormis s’amuser dans les salons des geisha et faire des folies, comme acheter la deuxième voiture du Japon. La fortune de mon arrière-grand-père fut vite dilapidée…et mon grand-père, qui était le cadet d’une fratrie de 11, se retrouva sans un sou et dû arrêter ses études. C’est pour cela qu’il était obsédé par les études et que ses 6 enfants, y compris les 4 filles, ont tous fait des études supérieures, dans de grandes universités, ce qui était très rare à l’époque, surtout pour les filles.

Alors, quand il a gagné un peu d’argent, il s’est mis au bœuf. Il a eu faim dans sa jeunesse. Il a eu faim pendant la guerre. Ce n’est qu’après la guerre qu’il découvrit le bœuf. Il l’a adoré. Non seulement parce que c’était une denrée de luxe, mais surtout parce que c’était riche. C’était bon. C’était rouge. Ce n’était pas “blanc” comme le poisson, le poulet ou le porc. Et c’était bien plus riche qu’un bol de riz et une prune séchée…Ses enfants se souviennent bien : parfois il décidait de faire le diner, et c’était toujours un sukiyaki de bœuf. Un véritable festin qui a marqué l’esprit de la famille. C’est pour cela que ma mère fait un excellent sukiyaki. Et moi aussi.

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On ne voit pas le mochi car il est tout au fond. Le miso blanc est très doux, sucré, un peu épaissi par le mochi qui a fondu un peu dans la soupe. C’est chaleureux, réconfortant et très très bon. On commence toujours par une petite gorgée de soupe avant de prendre les baguettes…

C’est mon grand-père qui a “créé” l’ozoni au miso blanc, couronné d’une montagne de bœuf en tranches fines. Notre ozoni familial est probablement le plus ‘”riche” du Japon. Quand j’en parle à mes compatriotes, ils sont toujours très étonnés. Personne ne met du bœuf dans l’ozoni…sans compter qu’il y a aussi du shiitaké, des feuilles vertes, un satoimo, un bout de carotte et un kamaboko. J’ai connu des familles de régions pauvres en agriculture, dont l’ozoni ne comptait qu’un dashi de shiitaké et un brin de mizuna. Évidemment, c’est plus chic de nos jours, ça fait “zen” mais moi, je trouve que ce n’est pas très gourmand…question d’habitude, sans doute.

Mais en France, le bœuf ne s’y prête pas du tout. Il est trop sec, et même le wagyu, à la mode depuis peu, n’est pas terrible. Du moins comparé au bœuf qu’achetait ma grand-mère. Alors au lieu de parcourir tout Paris à la recherche du bœuf qui va bien, je préfère utiliser du poulet ou, comme cette année, du canard. Et je ne peux pas en mettre autant parce qu’en tranches aussi fines qu’avec le bœuf, ça ne marcherait pas. C’est comme ça que les traditions perdurent, tout en se déformant, à travers le temps et les changements de culture…