Le Clarence. Partie 1

Partie 1. La salle.

Le Clarence a été un tel coup de foudre que je ne sais pas par quoi commencer.

Ce jour-là, nous étions les derniers à partir...
Ce jour-là, nous étions les derniers à partir…

 

Restaurant parisien du Domaine Dillon, le Clarence a aujourd’hui 1 an. Le lieu est splendide et un rare joyau à Paris grâce à son sens du luxe à la française d’une époque que l’on craignait révolue. On ne vient pas ici en Ferrari jaune mais dans une DS conduite par un taxi-driver Gitane au bec, ou une Rolls qui ne fait aucun bruit. Depuis l’entrée, discrète, aux salles, sereines, tout est logique. Le mot d’ordre est confort.

Perverse, j’ai cherché, fouillé du regard les coins, retourné discrètement les assiettes, scruté les photos dans les WC, examiné les carafes, déchiffré les titres des livres dans la bibliothèque. Rien n’est bling, clinquant, bizarrement moderne. Aucune musique pour nous casser les oreilles. Même l’air semble feutré… Les fenêtres du restaurant, situé au premier étage, donnent sur un bout incongru de verdure à côté du théâtre du Rond-Point. Un calme immense à deux pas des Champs-Élysées. On se croirait dans un manoir bourgeois en province et on chercherait la pendule qui fait tic-tac don-bon.

 

Une tasse de thé.
Une tasse de thé.

 

À l’image de cette vaisselle que j’ai aimée dès la toute première fois – fine et aérienne, contemporaine sans en avoir l’air et éminemment confortable pour manger (avis aux restaurateurs qui affectionnent les assiettes ressemblant à des ovnis et des toitures). Ce sont des porcelaines de la manufacture de Nymphenburg, faites à la main, chaque pièce estampillée par son auteur (et sans aucun doute, hors de prix). Ceci explique cela… sous une apparence toute simple.

Le service, français jusqu’au bout des doigts, s’exprime avec aisance et beaucoup de compétence. En anglais, on entend l’élégant accent gaulois que les Américains adorent dans les films en noir et blanc. Impeccables sans rigidité, respectueux sans distance, de bon conseil sans familiarité. Pourtant très jeune dans son ensemble, puisque le doyen n’a pas 35 ans. Poli – j’entends par là le polissage de la pierre par le temps, du rocher par les vagues. Ce qui prend d’habitude des décennies à achever, est déjà patiné comme un très beau vernis.

 

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La présence d’Antoine Pétrus y contribue pour beaucoup. Cachant une grande espièglerie derrière un air presque hautain, le directeur des lieux est un monsieur accompli. Meilleur jeune sommelier de France, Sommelier de l’année, Meilleur directeur de salle, Meilleur ouvrier de France en sommellerie, auteur d’innombrables ouvrages sur le vin, il exsude de toute sa personne cette qualité indispensable dans ce métier, l’empathie. Celle-là même qui permet de comprendre le client, de se mettre à sa place, de répondre à ses questions – faits divers, géographie ou cépage ?  – car les clients viennent de partout (un directeur de restaurant mythique un jour m’apprenait qu’il fallait lire les journaux tous les matins, en deux langues, au moins).

Un puits de connaissances – pire qu’à la fac de droit – qu’il faut avoir appris, mémorisé, vécu pour cet exercice sensuel mais également intellectuel qu’est le vin. Ce jeune monsieur dont la tenue micro-réglée – je me demande secrètement si ses chaussettes sont amidonnées – est un régal pour les yeux, tellement reposant après les mentons mal rasés, les T-shirts pas très blancs et les tabliers délavés à la mode de nos jours.

Confort… Ah! Ce qu’on est bien, ici !

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La dernière fois, j’attrape une jeune serveuse à l’air un peu timide.
« Dites-moi… c’est quoi, ça ? »
Inutile de vous dire qu’on m’avait déjà expliqué les trois petits plats qui s’alignaient devant moi.

Mais j’avais oublié.
« Madame, devant vous, vous avez l’artichaut épineux, zeste d’orange confite, saint-jacques, mozzarella, poutargue et encre de seiche. À votre droite, saint-jacques à cru, courge spaghetti, graines de courge et caviar Kristal. Pour le troisième, foie gras, jaune d’œuf fondant, poudre de pain brûlé »
Du tac au tac. Sans la moindre hésitation.

 

Huître, caviar, betterave, pain grillé, aneth, ciboulette, crème fraiche.

 

Évident, me direz-vous, ils devraient savoir ce qu’ils servent. Mais non. Si tous les restaurants font un briefing avant le service, rares sont ceux capables de tout réciter sans accroc. Et le service doit être assez dérouté ici, car le chef … peut envoyer un plat inconnu sans prévenir, à chacun des deux services, midi et soir.

 

 

Et voilà. Nous touchons enfin à la seule dichotomie. Dans ce lieu anachronique, où tout est obstinément feutré, où le service appartient à la table d’un roi, on vous sert une cuisine totalement folle et résolument contemporaine.

Cela fait plus de deux ans que je tape du pied. Ras-le-bol des cuisines modernes où on mange une branche d’arbre trempée dans une flaque jaune fluo. Marre d’une cuisine créative qui n’est ni cuite, ni mijotée, sans sauce, sans viande. Faites-moi une sole meunière, un coq au vin, un bœuf bourguignon, une daube, un canard au sang … des pommes soufflées et des crêpes Suzette !

 

Pour commencer – 1. Gougères au vieux comté.

 

Mais soudain, me voici accro à une cuisine nouvelle. Suffisait-il donc qu’elle soit créative jusqu’à la moelle, réellement contemporaine, et jamais vue ailleurs ? Précise, car rien n’est laissé au hasard. Technique, car sans technique on n’arrive à rien. Instinctive, spontanée, imaginative, sophistiquée et d’une rare élégance. La cuisine de Christophe Pelé surprend par ses accords qui nous semblent d’abord schizophrènes, puis follement intéressants, puis puissamment intrigants, pour enfin se révéler tout simplement bons, délicieux et joyeusement géniaux. Avec parfois des moments très doux emplis de textures chaleureuses et saveurs rassurantes.

 

Pour commencer – 2. Palourdes.

 

Je suis venue ici sept fois en deux mois. Comment expliquer cette assiduité, sinon par l’exquise stimulation qu’offre ce lieu ? En cette fin d’année, je me suis amusée à compter le nombre de plats que j’ai découverts ici.  Je me suis arrêtée à 80… ils étaient tous différents… jamais deux fois la même chose, à part les amuse-bouche: des gougères, une palourde et une friture. Celle-ci change à chaque repas, mais reste invariablement délicieuse, légère, chaude et croustillante malgré des produits parfois insolites. Chips apéro grand luxe ? Quel délice !

Pour commencer – 3. ↓ cliquez sur l’image pour l’agrandir.

 

Épisode.

On nous sert un « chevreuil, huître d’Utah Beach, truffe noire, trévise flamme et caviar Kristal ».

Je sens déjà la terre, la mer, l’iode, le végétal et du jus très réduit, un peu sauvage.

Et qu’est-ce qu’on boit avec ÇA ?

« Châteauneuf, répond Antoine Pétrus, je vous l’apporte. »

Et il revient avec une bouteille.

 

Chevreuil, truffe noire, huître, trévise, caviar, jus.

 

« Jeune ou vieux, pour moi, c’est le seul vin français qui a de l’umami. Parce que c’est la région la plus ensoleillée de France ».

Avec un peu d’appréhension, j’empile dans ma cuillère un peu de chevreuil, de truffe, d’huître, de trévise et quelques grains de caviar. Soyons fous.

Le chevreuil est tendre, juteux, rouge et tout simplement très bon. L’huître d’Utah Beach (qui se trouve être ma préférée) est très puissante, et son « gras » s’ouvre directement en bouche sans aucun effort de mastication de notre part. La truffe noire, détaillée en lamelles assez épaisses donne un bon croquant et beaucoup de parfum. La trévise est un peu amère, comme à son habitude. Le caviar… est salé. Mais pas que. Et le jus…. divin.

Est-ce bon? Je ne sais pas. Mais ce qui est sûr, c’est que l’umami ici est tellement fort que c’est effectivement la première chose qui nous frappe en pleine figure. Umami de la terre et de la mer, sous des formes et directions différentes mais complémentaires – peut-être.

En tout cas, il n’y a aucune complaisance. Difficile d’imaginer un plat qui serait autant à l’opposé du confort, si ce n’est que, aussi bizarre que cela puisse paraître, c’est vraiment très très agréable à manger.

Une petite gorgée du vin… Ah !

Je ne m’en lasse pas. Cette surprise intellectuelle qui se transforme aussitôt en bonheur gustatif. J’essaie malgré moi de déchiffrer ce code, de comprendre chaque saveur qui bouscule les autres – je n’y parviens pas. Et voilà qu’une goutte de liquide rouge, puissant, charpenté, renfermant beaucoup de fruits et d’épices, de parfums de maturité et de chaleur, donne du sens à ce labyrinthe, ou plutôt, nous pousse à la dégustation pleine et sans réserve de ce mystère, pour notre plus grand plaisir.

 

Clos du Mont-Olivet, 2004.

 

(à suivre… menus et plats)

Le Clarence
31 Avenue Franklin Delano Roosevelt
75008 Paris
Tél: 01 82 82 10 10